Côte d'Ivoire, 2002. Le pays connaît la crise la plus grave de son histoire. Un puissant élan de nationalisme s'empare du pays. La musique étrangère ne fait pas exception : elle est de moins en moins tolérée. C'est alors qu'un mouvement musical ivoirien à sonorité congolaise déferle sur le continent : le " coupé décalé ".
En ouvrant un dictionnaire ivoirien, on peut lire :
- Couper : tromper, berner (en argot) - Décaler : s'enfuir (en langage familier)
En clair, gagner de l'argent en escroquant son prochain devient le leitmotiv de ces " coupeurs décaleurs " peu scrupuleux. Cette pratique malhonnête, s'accompagne d'une musique, d'une danse, d'un concept tout à fait particulier : le " coupé décalé ".
Le créateur de ce mouvement se nomme Douk Saga, également appelé par ses proches " Président de la Jet7 ". C'est la star du " boucan " et le champion du " travaillement ". Parmi ses acolytes de la " Jet7 ivoirienne " on compte Le Molar, Boro Sangui, Lino Versace, Serge Dephallet, Kuyo junior, Solo Beton, Shacoole ou le non moins célèbre Joe Papy. A force de " couper décaler ", ils ont amassé des sommes d'argent astronomiques.
Leur but ? Afficher leur réussite financière et en jouer, frimer de manière audacieuse en dansant le fameux " coupé décalé ". Ce mouvement s'accompagne du " travaillement " qui consiste à jeter des coupures de billets de banque sur le public ou sur un artiste pour l'encourager. La boucle est ainsi bouclée : " couper-décaler-travailler ", le tout se faisant avec subtilité pour ne pas être pris, les initiés diront que cela se fait avec " sagacité ", d'où l'autre nom de cette danse. Ce " mouvement sagacité " se décline lui-même en danses tribales primaires tels que la Prudencia, le Farot-Farot, le Décalé Chinois, le Saute-Mouton, le Sentiment Moko, le Konami, le Fouka Fouka, la Festiboulance…
Tchad, 2004. Le pays se meurt dans une agonie sans précédent : sous-développement, instabilité politique, manque de bon sens, pauvreté culturelle… Afin de contrer le phénomène du coupé décalé et de ses masses d'argent gaspillées, deux DJ vont proposer leurs bons et loyaux services pour le plaisir, et uniquement pour cela. Pour faire sourire les gens, simplement. Ils refuseront tout salaire, tout pot de vin et autres cachets. Seul le bénévolat les intéresse. Ils inventeront le concept de " coyotement " (ou " bonsensage ") car ils mixent à deux et animent les soirées tout en se mouvant sur le dancefloor, au cœur de leur public. Ce concept leur permettra de supplanter le " coupé décalé " et de lancer leur carrière de manière singulière.
Les Nassara Sessions… Ce nom résonne désormais partout sur le continent africain. Que l'on soit mélomane, musicologue averti ou bien même simple auditeur de radio, qui n'a jamais entendu parler du duo Blanc sur le continent Noir ?
Combien de fois leur a t-on demandé d'où venait ce projet que certains qualifient de "…démesurément ambitieux" (Inrock', Sept. 2004) ? D'autres les surnomment " La machine infernale…(de) la nouvelle génération ". Les plus avertis avaient, dès le début du concept, compris l'envergure d'un tel projet. Un tel cocktail explosif ne pouvait que détonner au grand jour.
Qu'on les traite de fous à lier, de masos des platines, de sabouleurs invétérés, de malins coyotes, de krazukistes attardés voire d'anarchistes des temps modernes; ils aiment à dire qu'ils " n'en ont cure " (interview dans " Tracks ", Arte, Jan 2005) ! Il est vrai que nous devons bien admettre que leur génie est indéniable. Qui d'autre aurait pu réunir le talent, le style, la plastique, l'éclectisme, la jeunesse et qui d'autre aurait pu faire naître l'espoir chez tout un peuple ?
Tout les opposait, un rien les a réuni : une rencontre fortuite dans un aéroport parisien alors qu'ils vadrouillaient chacun en quête d'un asile, d'un ailleurs… Et là ce fut le choc frontal, un terrible accident involontaire, une secousse sismique dans l'univers musical. Une rencontre inédite entre deux génies qui vont créer l'osmose parfaite, " la réunification musicale des genres " disent les puristes.
Au sommet de leur art dès leur formation en septembre 2004, et malgré les critiques récurrentes formulées à leur égard, " à la vue d'un style néo-punk-wave " (Punky Fanzine, Juil-Août 2005) complètement " loufoque " et " noisy ", le duo commence à s'entourer de personnes qui vont les comprendre et adhérer au concept.
Le succès est alors immédiat et s'est répandu comme une traînée de poudre ! Concerts privés, grandes messes musicales au Stade National Idriss Mahamat Ouya, troubadours de l'époque contemporaine à Sabangali ou à Bololo, les Nassara Sessions sont les piliers de la génération future. Scandant leur nom à tout-va, fredonnant un air de leurs innombrables reprises, le public tchadien a saisi la portée de leur " message universel " (Rock & Folk, Mars 2005). C'est désormais l'ensemble du continent africain et également une partie de l'Occident qui devient charmé.
TF1 rapportait que les Nassara Sessions n'étaient " qu'un corps mou, sans tête … voué à un échec certain ". Une interprétation quelque peu erronée lorsqu'on sait que la tête, ils l'ont bel et bien sur les épaules. Ils se décrivent uniquement comme DJs mais leur humilité leur fait oublier qu'ils sont aussi acteurs de cinéma, écrivains, animateurs de soirées diverses et musiciens d'un combo hors pair. Un tel OVNI bicéphale ne pouvait que tout rafler sur son passage : entre soirées clubbing ou fêtes de la musique en Afrique, jusqu'à leur tournée mondiale et le succès phénoménal qu'on leur connaît désormais… Il n'y avait qu'un pas… Et ils l'ont fait !
Qui sont les adeptes du travaillement ? Il existe deux sortes de " travailleurs ". D'un côté, les " faroteurs " et de l'autre, les " boucantiers " :
- Les faroteurs sont des personnes qui suivent la mode du travaillement. Il s'agit de gens ordinaires qui s'adonnent aussi à la frime au cours d'un spectacle. Ils se font plaisir en jetant quelques billets de banque sur leurs amis… On dit qu'ils farotent. C'est-à-dire qu'ils font " le petit malin ".
- Les boucantiers eux, ce sont les maîtres du travaillement. Ils font s'envoler des centaines de billets au cours d'une virée. C'est le cas de Douk Saga et de sa bande. Les tenanciers des grands maquis et des boîtes de nuit vont alors récupérer le phénomène à leur profit et en faire des concepts de show. Les " travailleurs " deviennent donc des produits marketing pour leurs affaires.
Pourquoi ces " boucantiers " ne portent-ils pas assistance aux malades dans les hôpitaux, aux orphelins et aux pauvres qui croupissent sous le poids de la misère ou à leurs parents, au lieu de jeter des millions par la fenêtre tous les jours ? Selon des personnes bien introduites dans le milieu de la diaspora africaine, ces gens seraient des " brouteurs ". C'est-à-dire qu'ils extorquent des fonds à travers des pratiques pas catholiques.
Le producteur du film " Couper décaler ", Fadiga di Milano et le scénariste du même film Digbeu Cravate, mettent les pieds dans le plat. A travers le film, ils n'y vont pas avec le dos de la cuillère pour mettre à nu les origines et les pratiques malsaines du " coupé décalé ". Les médias vont par conséquent briser l'élan du " coupé décalé " en dénonçant le système fallacieux dans lequel il trempe. Douk Saga, l'homme qui voulait que tout le monde fasse le " boucan sauvagement " ne veut plus " travailler ". Non pas qu'il ait cédé face à la pression excercée par les médias et autres lobbies, mais plutôt qu'il a surtout compris qu'il était complètement dépassé musicalement et conceptuellement par un duo français émergeant en Afrique qui supplantera le " coupé décalé " : les Nassara Sessions.