Entretien réalisé par Denis Charensson, à la Maison de la Radio le 22 janvier 2008 :
Q : Tout d'abord, " Al salam alêkum " DJ Manuloup.
R : Alêkum salam.
Q : C'est comment ?
R : Comme le pays. (rires)
Q : Parlons de votre pays d'adoption justement.
R : Le Tchad ? Oui… déjà trois ans. Un pays difficile d'accès où rien n'est acquis d'avance, un pays où il faut savoir sortir son épingle du jeu. Un pays qui m'a accueilli les bras ouverts malgré ma pratique inexistante de l'arabe tchadien.
Q : Vous avez tout de même répondu en arabe à ma première question, si je ne m'abuse ? Après seulement deux ans et des poussières passés sur ces terres, vous êtes tout de même très à l'aise !
R : N'exagérons rien… (visiblement gêné) Tout au plus deux heures par jour avec un répétiteur expérimenté et… tout va très vite. Vous savez, Starglouglou en sait quelque peu davantage. Il a même acheté un dictionnaire franco-tchadien à la fameuse librairie Al-Akhbar.
Q : Vous semblez bien connaître votre ville, pouvez-vous nous en toucher un mot ?
R : (ravi) Haaaa… N'Djaména… (puis songeur)… La capitale, le carrefour de l'Afrique Centrale. Une ville éblouissante, vaste, surprenante.
Q : Que d'éloges !
R : Disons seulement que notre statut nous permet de voir la ville autrement. Nous animons nos sessions dans tous les quartiers de la ville et de sa périphérie. Le succès grandissant, il nous a fallu de plus grands espaces de représentations, de nouvelles villes, de nouveaux pays, de nouveaux publics : c'est ça aussi l'égalité des chances. Je dirais que c'est l'évolution naturelle des choses. Mais tout n'a pas toujours été si facile…
Q : Dans quelles conditions avez-vous été accueilli ici ?
R : Oh ! Pas de flashs, pas de comité d'accueil spécial. Nous n'étions pas ce que nous sommes devenus et aurions pu devenir ce que nous ne sommes pas encore.
Q : Je ne vous suis pas très bien. Voulez-vous dire par là que vous êtes arrivé à N'Djaména par hasard et que le succès vous a souri de suite, et ce, fortuitement ?
R : Exactement, vous avez saisi le fond de ma pensée. En réalité, je suis parti au Tchad dans l'optique de couper les ponts avec la société de consommation, la démocratie cancéreuse des pays riches, l'ignorance…
Q : Vous avez l'air d'en vouloir à votre pays natal. Le reniez-vous ?
R : (réflexion) Non, mais je ne suis attaché qu'à une seule personne là-bas : Jean-Guy.
Q : Jean-Guy ?
R : Oui… C'est mon père.
Q : Votre père ? Il me semble que c'est la première fois que vous en parlez, n'est-ce pas ?
R : Pas grand-chose à dire sinon qu'il m'a éduqué dans la tradition la plus stricte, malgré l'apparence joviale qu'il aimait à se donner. C'est vrai que grâce à lui j'ai beaucoup appris même s'il n'était pas toujours auprès de moi lorsqu'il le fallait. Oui, je regrette évidemment mais… que voulez-vous… C'était un chauffeur de poids lourd qui partait livrer des marchandises dans les pays de l'est. Un jour il n'est jamais revenu. J'avais 18 ans.
Q : ...
R : Disons qu'il a connu l'accident mortel.
Q : …
R : (soupirs) Ces boulots-là sont très stressants, très usants. Il était 14h de l'après-midi et il faisait très chaud cet été là. Jean-Guy avait faim et avait besoin de repos. Cela s'est passé sur l'autoroute A68. Il a garé son 3 tonnes sur la bande d'arrêt d'urgence, a déplié sa table de camping et là ce fut le drame. Dix minutes après, alors qu'il installait le parasol, il fut fauché par une Citroën 2CV…
Q : Je suis désolé Manuloup si j'ai pu…
R : C'est du passé. Cela m'a aidé à mûrir plus vite. J'ai alors quitté le Lycée et me suis engagé dans l'armée.
Q : Justement. Venons-en au fait : cette carrière militaire. Incroyable !
R : Oui (flatté). Je suis assez fier d'avoir rallié les fusiliers marins de Lorient. Ce fut une période éprouvante : j'ai dû me couper les cheveux et…
Q : Ah bon ?? Je croyais que vous arboriez votre coupe rase depuis toujours !
R : Au risque de vous décevoir, non. J'ai toujours hérité de la coupe paternelle, qui se transmet de père en fils depuis une génération déjà. C'était juste avant la mort de Jean-Guy. J'étais encore alors un jeune homme renfermé, froid, avec de vilaines lunettes teintées.
Q : C'est votre période militaire qui vous a donc transformé ?
R : Exactement Denis. C'est d'ailleurs là que j'ai véritablement découvert la musique. ACDC, Deep Purple, Cool and the Gang, Mylène Farmer, Alizée, les Beastie Boys, Mike Crain…
Q : Chanson française, rap, funk… Quelle diversité ! On comprend mieux que votre style soit aussi varié. Mais je crains n'avoir jamais entendu parlé de Mike Crain…
R : Ahhh… Mon premier CD. C'est un pote fusilier de ma promo qui me l'a offert pour mon 3ième chevron. Formidable ! Je suis tombé sous le charme de son album posthume " God's power " ! Du vieux rock déjanté à la rythmique soutenue, un son clair et limpide enregistré en triphasé qui…
Q : Je vois que désormais la musique n'a plus de secret pour vous !
R : J'apprends vite et c'est une qualité chez moi. Mais vous savez on peut être très vite dépassé aussi.
Q : Votre rencontre avec Starglouglou. Roissy Charles de Gaulle. Des souvenirs ?
R : Starglouglou… Tout un poème. Ca a de suite accroché. Lorsque je l'ai vu, baladeur, casque, et surtout déhanché, j'ai découvert illico presto ma " moitié musicale ". Il s'est beaucoup confié à moi et je l'ai aidé à surmonter ses difficultés familiales. Mais passons…
Q : Ok Manuloup, pas de malaise. Et Jean-Jacques, une rencontre de pur hasard paraît-il ?
R : Absolument. Vous êtes bien renseigné Denis. Lors du départ tant regretté de Mr et Mme Patéjo, Starglouglou et moi étions désabusés. Un départ si précipité de ces gérants de la boîte de nuit du Number One, s'assimilait pour nous à un abandon.
Q : Une trahison ?
R : Je n'irai pas jusque là mais… une grande déception, un devoir non accompli selon moi. Cette boîte de nuit me tient particulièrement à cœur puisqu'elle est quand même synonyme de nos débuts, d'autant plus que Mr Patéjo nous a mis le pied à l'étrier.
Q : Vous me semblez bien remonté.
R : J'étais désemparé. J'ai désormais les nerfs mais… Heureusement que Jean-Jacques est arrivé. Plus qu'un simple gérant de boîte de nuit, c'est un réel professionnel de l'industrie de la nuit. Il a de suite exposé ce qu'il attendait de nous.
Q : Mais il vous connaissait ?
R : On entendait déjà parler de nous aux quatre coins de l'Afrique grâce aux sets que nous animions.
Q : Parlons-en justement de ces sets. Vous êtes un touche-à-tout, une sorte d'humaniste du XXI ième siècle : DJ d'une tournée mondiale, chanteur d'un groupe de musique avec réalisation d'un album à la clé, acteur de cinéma, promoteur de la culture tchadienne à travers les nombreuses soirées anim…
R : Je vous en prie Denis, un peu d'humilité. Oui je suis fier de ce que l'on fait avec Starglouglou. Nous avons conscience que nous avons une chance inouïe de pouvoir réaliser nos rêves de star.
Q : Séquence confidence maintenant : laquelle de ces activités te procure le plus de joie ?
R : Mon job c'est le bonheur. Le faire partager c'est en donner. Et en donner c'est le recevoir. Un effet boule de neige incontrôlable. Ce que nous vivons c'est que du bonheur Denis, vraiment, sincèrement je te dis ce que mes tripes veulent faire entendre au monde entier.
Q : (ému)… Pas de langue de bois Manuloup. Dites-nous tout !
R : Humainement, je trouve que promouvoir sa culture lors des soirées n'djaménoises est pour moi le plus grand bonheur. Mais depuis que j'ai découvert les joies du cinéma, je pense que se fondre dans la peau d'un personnage demeure une expérience unique et inaltérable.
Q : J'imagine bien ! Bon… Passons aux 14 albums enregistrés. Démentiel ! Votre préféré ?
R : Sans aucun doute " Wallaï Malawaï ", le plus abouti. Le dernier aussi…
Q : Votre titre préféré parmi les 14 albums ?
R : " Kalach à Kabalaye ". Pas de doute non plus. Enregistré en Dispérak, le switch a été utilisé au mieux pour donner l'atmosphère dense au morceau. Les paroles semblent dénuées de sens, je vous l'accorde, mais elles reflètent bien le côté sordide et insensé de la guerre.
Q : Votre session préférée ?
R : Le concert-charité de mars 2007 à Marseille, une de nos rares apparitions sur scène en Europe. C'était de la folie furieuse dans la salle du Cranium ! Les billets se sont vendus comme des petits pains et les gens ont été réceptifs à l'appel de l'association EDP qui lutte contre la polyarthrite. Plus de 50 000 € de fonds récoltés je crois Denis, imaginez-vous ?
Q : Chapeau bas messieurs ! Et… votre pochette préférée Manuloup ?
R : Là j'avoue que l'hésitation m'envahit… (réflexion). Bon… Bien que notre sixième album soit " Pochette d'or 2006 ", personnellement je préfère " Scratch it easy ! " qui résume bien le duo que nous sommes, Starglouglou et moi-même. Pour l'anecdote nous avons failli nommer l'album " Final Scratch " car c'est une technique complètement révolutionnaire que nous utilisons pour mixer.
Q : Votre fameux " coyotement " c'est bien cela ? Vous nous en touchez un mot ?
R : Tout à fait Denis. Cela consiste en un ping-pong musical assisté par ordinateur qu'on appelle communément le 2PMAO. Nous, nous l'appelons " coyotement " car nous y rajoutons une touche personnelle : nous essayons de bouger sur le dancefloor de façon diamétralement opposée ce qui permet aux spectateurs d'avoir une vision panoramique. Nous désirions une dynamique et nous voulions éviter à tout prix que les gens focalisent leur attention sur une seule partie de la scène.
Q : Un formidable don d'ubiquité si vous me permettez l'expression. Séquence question piège maintenant. Quelque chose nous turlupine tous…
R : Oui Denis ?
Q : Ces carottes à tiges bleues que l'on voit fleurir un peu partout comme une traînée de poudre… Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
R : Mais volontiers. Vous savez, la musique c'est un peu comme une montgolfière : pour qu'elle tende vers le haut, il faut des images chocs qui s'abattent sur le public. Pour élever le soi que l'on a profondément enfoui au fond de nous, il faut lâcher du leste. Il FAUT savoir se lâcher, inventer, produire. Comme me le disait mon père Jean-Guy à juste titre, rien ne se crée, rien ne se perd, mais tout se transforme. Nous créons, certes, mais toujours à partir du produit des générations anciennes. La carotte, tout comme l'eau chaude, nous ne l'avons pas inventée, nous avons simplem…
Q : Simplement sublimé l'objet ? Mais c'est un concept extraordinaire !! La carotte comme produit marketing : il fallait y penser ! Décidément, vous en imposez !
R : Il faut savoir garder la tête froide en toute situation Denis. Si nous existons encore aujourd'hui en tant que tel c'est grâce à l'humilité qui nous anime Starglouglou et moi-même personnellement.
Q : Pour " garder la tête froide " comme vous dites, il faut avoir suffisamment de recul. Or, avec l'incroyable essor de votre merchandising en Afrique et le début de l'invasion sur marché européen, n'avez-vous pas peur d'être dépassé par votre propre succès ?
R : (passablement irrité) Avec tout le respect que je vous dois Denis, sachez que c'est une affaire strictement confidentielle entre Starglouglou et moi. Ce que je peux simplement vous dire, c'est que ça rapporte beaucoup et que cela agace nos détracteurs.
Q : C'est tant mieux pour vous ! Eh bien il ne me reste plus qu'à vous souhaiter bonne route sur les autres continents. Votre talent fera le reste.
R : Chûkran Denis.
Q : Décidément, quelle maîtrise linguistique ! (rires)
R : C'est moins grave.
Q : Ho… J'oubliais… Dernière question avant de vous laisser : et votre sac à dos ? La société Eastpak a fait des bénéfices record en un temps record. L'explication.
R : Là aussi c'est un cadeau et depuis, je ne le quitte pas. Vert kaki, il me rappelle les bons souvenirs de l'armée. Contrairement aux autres fusiliers qui avaient le sac à dos réglementaire, j'ai demandé une dérogation. Obtenue avec succès. Sur scène, en ville, chez moi, dans mon Suzuki Vitara, il ne me quitte plus désormais.
Q : On vous aime DJ Manuloup. Salut.
R : J'aime mon public qui me le rend bien. Au revoir Denis.